11
La vue des fortifications redonna de l’ardeur aux compagnons de Thanys. Afin de décourager d’éventuels agresseurs, la jeune femme arma son arc et décocha quelques flèches. Malgré l’instabilité de la felouque, trois d’entre elles atteignirent leur but. Avec des grognements de rage et des injures, les poursuivants finirent par abandonner leur traque, d’autant que des guerriers, alertés par le tumulte, apparaissaient déjà sur le chemin de ronde. Hourakthi se mit à hurler pour prévenir que la Grande Épouse se trouvait à bord. Les portes de la ville s’ouvrirent. Quelques instants plus tard, Thanys et ses compagnons débarquaient et pénétraient à l’intérieur de l’enceinte.
Dans la cité de la douce Bastet, la déesse-chatte, régnait un climat de fin du monde. De nombreuses demeures, des plus modestes aux plus riches, avaient été brûlées afin de détruire le mal. Une puanteur effrayante prenait à la gorge, faite de l’odeur des cadavres et des relents d’incendies. Des réfugiés avaient trouvé un abri derrière les murailles, mais nombre d’entre eux souffraient de la maladie. Véhiculée par les insectes, et notamment par les puces, la Mort Noire avait frappé Per Bastet, apportée par ces fuyards ayant abandonné leurs villages. Des hommes aux yeux hagards, des femmes en haillons, des enfants nus aux côtes saillantes s’éteignaient lentement le long des ruelles, couverts de nuages de mouches. Thanys et les siens durent se boucher le nez avec des linges mouillés pour ne pas respirer l’odeur infecte. Des individus résignés transportaient, sur des litières, des corps qu’ils allaient basculer dans les fosses où on les incinérait. Sur cet enfer pesait un soleil implacable, qui desséchait la peau poussiéreuse des habitants.
Thanys et ses compagnons parvinrent devant le palais du nomarque, où Djoser avait établi ses quartiers. Sethotep, le capitaine commandant la garde, se mit à trembler lorsqu’il reconnut la reine dans la femme armée jusqu’aux dents qui se tenait devant lui.
— Mais comment se fait-il…
— Plus tard ! Conduis-moi à mon époux !
— Suis-moi, ô ma reine.
Durant le voyage, Thanys avait redouté d’arriver trop tard. Mais Djoser conservait encore assez de force pour exploser de colère lorsqu’il l’aperçut.
— Pourquoi es-tu ici ? Qui dirige Kemit en ton absence ?
— J’ai confié le pouvoir à Semourê et Sefmout. Ils sont parfaitement capables de l’assumer. De plus, j’ai envoyé un courrier à mon père l’avertissant de ma décision.
— Serais-tu devenue folle ? Te rends-tu compte du danger que tu cours ?
— Je l’ai accepté. Ma place est auprès de toi.
— Certainement non ! Tu devais rester à Mennof-Rê.
— Personne ne saurait te soigner. Imhotep est parvenu à sauver ma mère. Dans sa dernière lettre, il m’explique comment il a opéré. Je peux t’aider !
— As-tu pensé à nos enfants ? Que se passerait-il si nous périssions tous les deux ?
— Mon père assurerait la régence. Et puis, je n’ai pas l’intention de mourir ! ajouta-t-elle avec véhémence. Et toi non plus ! À présent, tu vas cesser de grogner et te reposer.
Djoser voulut répliquer, mais il comprit qu’il n’aurait pas le dernier mot. Au fond, il était heureux que Thanys fût là. Depuis plusieurs jours, il luttait pied à pied contre la douleur insidieuse qui l’envahissait. Mais il sentait ses forces l’abandonner un peu plus à chaque réveil. Il devait faire des efforts de volonté permanents pour conserver vis-à-vis de ses hommes le visage d’un chef. Près de la moitié d’entre eux avait été touchée, dont un tiers avait déjà péri. Il ne redoutait pas la mort, puisqu’elle n’était qu’un passage vers le royaume d’Osiris. Mais il ne pouvait accepter de partir encore : sa tâche n’était pas terminée. Il devait aider son peuple à traverser cette épreuve terrifiante. Tous les matins, il demandait à ses capitaines de le soutenir jusqu’au naos où il accomplissait encore, malgré sa faiblesse, l’élévation de la Maât. Chassant les brumes doucereuses qui lui brouillaient l’esprit, il adressait de ferventes prières aux dieux, et notamment à Isis la Guérisseuse afin qu’elle l’aide à détruire l’abomination qui frappait le Delta. Depuis deux jours, il fallait le porter. Ses jambes lui refusaient tout service. Par deux fois, sa volonté féroce avait cédé devant la fièvre et les douleurs qui le torturaient. Il s’était surpris à appeler du secours en une prière muette, qu’il avait étouffée avec rage au fond de lui, afin de ne pas faire perdre courage à ses guerriers valides. Jamais, tant qu’il en serait le maître, il ne laisserait son esprit baisser pavillon devant la maladie. Et la présence de Thanys lui apportait un secours inespéré.
Sur un lit proche de celui de Djoser reposait Piânthy. Rika, penchée sur lui, lui tenait la main en silence. Thanys s’approcha. La jeune femme releva vers elle des yeux remplis de larmes et déclara :
— Je suis arrivée trop tard, ô ma reine ! Je crains qu’il ne se réveille plus jamais.
Thanys examina le malade sans un mot. Son front était brûlant et sa respiration saccadée. Son cœur battait très vite, d’une manière irrégulière.
Il mourut le surlendemain. Ayant constaté sa mort, Rika s’écroula dans les bras de Thanys, anéantie. L’esprit vide, elle vit des ombres aux allures guerrières emporter le corps. Elle entendait à peine les mots de réconfort que lui prodiguait la reine, contre laquelle elle s’était réfugiée.
Djoser serra longuement la main de Thanys. Ils n’avaient pas besoin de parler. Une part de leur jeunesse venait de s’éteindre à jamais. Depuis toujours, Piânthy avait partagé leur vie. Une foule de souvenirs se bousculaient en eux, qui remontaient à leur petite enfance, les parties de chasses, la révolte contre Khâsekhemoui, où il avait enduré la prison plutôt que de les trahir, les campagnes militaires au cours desquelles il avait fait preuve de courage et d’un grand talent de meneur d’hommes. Ses soldats de la Maison des Armes l’aimaient et lui vouaient une confiance totale.
Rika n’avait pas partagé cette époque, mais elle avait chaque jour remercié les dieux de lui avoir donné un compagnon aussi tendre et aussi fidèle. À l’instar de son roi, il n’avait jamais éprouvé le besoin d’avoir plusieurs concubines.
D’une voix faible, Djoser demanda à Thanys :
— Je ne veux pas que l’on brûle son corps. Qu’il soit conservé dans du natron. Lorsque la Mort Noire aura fui le Delta, les prêtres d’Anubis l’embaumeront, et je lui ferai élever une demeure d’éternité sur le plateau du Faucon sacré.
La reine acquiesça sans un mot, puis se leva pour aller donner ses ordres. Ce fut alors qu’elle remarqua les renflements qui commençaient à apparaître sous les aisselles de son époux. Grâce à un sursaut de volonté, elle parvint à maîtriser la terreur glaciale qui s’infiltrait en elle, puis quitta la chambre pour transmettre ses instructions.
Elle s’apprêtait à retourner près du roi lorsque le capitaine Sethotep, qui commandait la garnison, l’aborda, visiblement en proie à une intense agitation. Il était accompagné de Hourakthi.
— Pardonne mon audace, ô ma reine, mais j’ai de graves nouvelles à t’annoncer. Des réfugiés sont arrivés ce matin. Il semblerait que les pillards se soient regroupés pour attaquer la ville. Cet homme te le confirmera.
Hourakthi prit la parole.
— C’est vrai, ô ma reine. Hier, je suis allé chasser dans les marais du nord en compagnie de Chereb le Nubien. Nous avons repéré plusieurs troupes. Elles ne sont pas très bien organisées, et nous avons réussi à nous infiltrer dans l’une d’elles. Nous avons écouté ce qui s’y disait. Ils sont persuadés que les silos sont pleins de grains et que nous gardons des troupeaux en réserve à l’intérieur de l’enceinte. Ils pensent aussi que les temples regorgent de richesses dont ils veulent s’emparer.
— Combien sont-ils ?
— Nous en avons aperçu plusieurs centaines, mais je sais qu’il y en a d’autres. J’ai noté parmi eux la présence de nombreux soldats déserteurs. Ils sont bien armés. Ils m’ont fait peur, ô ma reine. La moitié présente les signes de la maladie. Je crains que le pillage ne soit pas leur seule motivation. En fait, ils n’ont plus rien à perdre. Ils pensent que le Grand Hurleur[12] a envoyé la Mort Noire pour se venger, et qu’il les épargnera s’ils lui offrent des vies en sacrifice.
— Qui les dirige ?
— D’après ce que j’ai compris, leurs chefs sont d’anciens capitaines de garnisons, ou des maires de petits villages dévastés par la maladie. Mais j’ai entendu parler d’un homme, un commandant suprême, qui dit être envoyé par Seth lui-même.
Thanys pâlit. Un seul homme était capable de rassembler ainsi des fanatiques autour du dieu rouge : le terrible Meren-Seth. Le souvenir de l’expédition lancée à sa poursuite lui revint aussitôt en mémoire. Elle était certaine à présent qu’il n’avait pas péri dans l’incendie de son campement. Elle devait immédiatement en avertir le roi.
— Où est Chereb ? demanda-t-elle.
Hourakthi baissa la tête.
— Je l’ignore, ô ma reine. Nous avons été séparés lorsque nous avons quitté les pillards. J’ai pensé qu’il allait rejoindre Per Bastet de son côté. Mais il n’est pas revenu. Je ne sais pas ce qu’il est devenu.
Mais tous deux ne le devinaient que trop. Thanys ferma les yeux pour dissimuler son émotion.
— Accompagnez-moi, dit-elle aux deux hommes.
Quelques instants plus tard, ils pénétraient dans la chambre où reposait Djoser. Une sourde angoisse envahit Thanys lorsqu’elle constata qu’il avait sombré dans un sommeil agité et fiévreux. Rika le veillait, essuyant régulièrement son front luisant de sueur. La reine comprit qu’elle se retrouvait seule face à cette terrible situation. Elle s’adressa à Sethotep.
— Réunis immédiatement les commandants militaires dans la grande salle du palais. Que le nomarque Nerou-Maât soit présent également.
— Bien, ô ma reine.
— Par Horus, nous n’avions pas besoin de cela en plus, soupira le gouverneur, un homme affable dont l’embonpoint avait fondu à la suite des privations, et dont les traits fatigués se creusaient de rides.
Grand prêtre de Bastet, il aimait les chats et la vie. Débonnaire, il ne comprenait pas quelle mouche avait piqué les dieux pour envoyer dans le Delta de tels désastres.
— Rien ne prouve qu’il s’agisse de Meren-Seth, fit remarquer un capitaine.
— Non, bien sûr. Mais je ne connais aucun autre chef de guerre susceptible de rallier ainsi des hommes autour du Grand Criard. Rappelez-vous que nous avons toujours douté de sa mort, il y a quatre ans. De plus, le guerrier Hourakthi a entendu les pillards parler de sacrifices offerts au dieu rouge, afin de lui redonner la fertilité. C’était l’une des caractéristiques de la secte honnie qu’il avait fondée. Il ne fait aucun doute que nous avons affaire à Meren-Seth.
— Comment cela serait-il possible ? demanda un autre. Comme tu viens de le dire, ô grande reine, il a disparu depuis plus de quatre années.
Thanys se tourna vers Hourakthi, qu’elle avait convié à participer à la réunion. Le colosse, impressionné de se retrouver entouré par de hauts chefs militaires, semblait se recroqueviller sur lui-même. Elle le présenta :
— Voici un homme qui a eu le courage de s’introduire hier au sein des hordes ennemies. Quelle est ton opinion, Hourakthi ?
— Ma reine, ce que j’ai surpris des conversations de ces chacals me fait penser qu’ils veulent détruire entièrement la ville et ses habitants. Le pillage n’est qu’un prétexte. En réalité, ils se savent déjà condamnés, et je crois que leur seul but véritable est de tuer l’Horus, responsable, selon leur chef, de tous leurs malheurs.
Thanys écarta les bras.
— La mort de Neteri-Khet n’était-elle pas le but de Meren-Seth ? Je suis convaincue que c’est lui qui est derrière tout cela. Après la destruction de son camp, il a dû fuir Kemit, s’exiler, avec l’espoir de revenir un jour pour se venger. Il lui fallait reconstituer ses forces : la quasi-totalité de ses partisans avait été tuée ou envoyée dans les mines d’or de Nubie. Il a donc certainement regroupé de nouveaux adeptes autour de lui, et il a décidé de revenir en Égypte. Mais, à son retour, il n’a rencontré que la sécheresse et la Mort Noire. Peut-être en est-il lui-même atteint. Dans ce cas, il n’a plus rien à perdre, et il n’hésitera pas à se sacrifier pour anéantir l’Horus. Il a dû apprendre qu’il était bloqué dans Per Bastet, et c’est pour cette raison qu’il concentre ses troupes ici. Nous devons donc nous attendre à une bataille sans merci, qui ne s’achèvera que par l’anéantissement de l’un ou l’autre parti. De combien de soldats disposons-nous ?
— À peine six cents, ô ma reine, précisa Sethotep. Mais le tiers est malade. Quant à la population, elle peut fournir six ou sept cents hommes valides, qui ignorent malheureusement le maniement des armes.
— Donc, un millier de guerriers dans le meilleur des cas. Hourakthi, à combien estimes-tu les troupes ennemies ?
— Je n’ai vu que quelques centaines de guerriers dont beaucoup sont malades. Il y a aussi des femmes parmi eux. J’ai eu l’impression que la Mort Noire et la faim les rendaient fous.
— Et tu as pu t’introduire parmi eux sans difficulté, fit remarquer un capitaine, l’œil suspicieux.
— Oui, seigneur ! J’étais parti avec un compagnon pour chasser les oiseaux dans les marais du nord. À moins de deux miles[13] de la cité, nous avons repéré plusieurs groupes de pillards. Nous avons songé à nous enfuir, mais il était trop tard. Il en venait de partout. J’ai cru venu pour moi le temps de rejoindre le Champ des roseaux. Mais ils nous ont pris pour deux des leurs. Je n’ai pas compris pourquoi, jusqu’au moment où j’ai constaté que plusieurs bandes se réunissaient. Chacun devait penser que nous appartenions à un autre clan. Nous avons donc décidé de jouer le jeu. Nous avions tué trois hérons, et il nous fut facile de les amadouer.
— S’ils ne sont que quelques centaines, nous en viendrons facilement à bout, déclara Nerou-Maât.
— Pardonne à ton serviteur, seigneur, poursuivit Hourakthi, mais je pense qu’ils sont beaucoup plus nombreux que cela. En partageant notre chasse avec eux, nous avons appris qu’ils attendaient l’arrivée d’autres troupes, mais aussi de celui qu’ils appellent leur roi.
— As-tu entendu prononcer son nom ? demanda Thanys.
— Non, ma reine. Ils disent seulement « le roi ».
Un silence lourd suivit ces paroles. Enfin, Thanys déclara :
— Nobles capitaines, vous savez que l’Horus Neteri-Khet n’est pas en état d’assurer votre commandement. Le général Piânthy a rejoint le royaume d’Osiris ce matin même. Vous n’avez donc plus de chef. Je veux que vous choisissiez parmi vous celui que vous estimez le mieux à même de vous diriger.
Embarrassés, les capitaines se regardèrent, puis Sethotep prit la parole.
— Ô Grande Épouse, nous ne sommes que de simples capitaines, comme tu l’as fait remarquer. Notre général bien-aimé, le valeureux seigneur Piânthy, a péri. J’ai assumé pour ma part le commandement de la Garde royale depuis sa maladie, mais je ne possède pas ses qualités, et je ne me sens pas capable d’organiser comme il convient la défense de la cité. Mes compagnons sont tous dans le même cas.
— Il faudra pourtant quelqu’un pour vous diriger ! Qui suggérez-vous ?
Sethotep consulta ses compagnons du regard, puis se décida enfin :
— Reine Thanys, nous pensons que tu es la seule à pouvoir nous commander.
— Moi ? Mais tu n’y penses pas ! Je suis une femme, et je ne suis pas soldat.
— Tu as prouvé ta valeur à de nombreuses reprises, ô ma reine, répondit Sethotep avec flamme. Tu connais l’art des armes. N’es-tu pas venue à Per Bastet en tenue de combat ? Tu manies l’arc bien mieux que le plus adroit des guerriers. Ton courage est un exemple pour nous. Tu es l’incarnation de la belle déesse Hathor, mais aussi de la lionne Sekhmet. Nos ennemis trembleront devant nous s’ils savent que c’est toi qui nous commandes.
— C’est toi que nous voulons, insista un autre.
— Je dois m’occuper de l’Horus, tenta-t-elle de se défendre. Il a besoin de ma présence.
Hourakthi reprit la parole.
— Et tu vas les mener à la victoire ! Tu doutes… en surface. Mais, si tu regardes au plus profond de toi, tu verras que tu es la seule personne suffisamment forte pour prendre le destin de cette ville en main.
— Et si je me trompais ? Si je ne prenais pas les bonnes décisions ?
— Je suis sûre que tu les prendras. Tu n’as qu’à écouter ton intuition. Je sais que les dieux t’inspireront.
Thanys serra Rika contre elle.
— Tu es une amie précieuse !
Elle s’essuya les yeux et se força à sourire.
— Et tu as raison. Allons ! Je vais leur montrer un visage de futur vainqueur.
— Si seulement Moshem était avec nous, grommela-t-elle à l’intention de Hourakthi. Il saurait comment arrêter ces chiens. Il a toujours d’excellentes idées.
Elle s’était rendue sur les remparts, d’où l’on dominait le Nil. Jamais le fleuve-dieu n’avait atteint un niveau aussi bas. Les marais eux-mêmes étaient desséchés par le soleil. Une chaleur torride baignait les étendues mornes, sur l’autre rive. Thanys scruta l’horizon. Un calme étrange s’était répandu sur les lieux. Aucune felouque ne naviguait. Nul attaquant n’était en vue, ni sur la rive de Per Bastet, ni sur la rive opposée.
— Peut-être Hourakthi s’est-il trompé, dit enfin Sethotep. L’ennemi semble avoir disparu.
— Et pourtant, il est là, répliqua doucement Thanys. Il se prépare à attaquer.
— Comment le sais-tu ?
— Les voix des marais se sont tues. On n’entend pas les oiseaux. D’ordinaire, ils ne cessent de crier. Aujourd’hui, ils se taisent. Ils ont peur, parce qu’un ennemi inconnu a investi leur territoire. Nous devons nous préparer à une attaque d’un instant à l’autre. Où en sont les citadins ?
— Nous leur avons distribué les quelques armes qui nous restaient, mais c’est bien peu. Les autres se sont équipés de fléaux, de haches, de crosses de bergers.
Thanys acquiesça d’un signe de tête. Puis ses yeux se reportèrent sur la forêt de palmiers située sur l’autre rive. Elle devinait, parmi les fourrés de papyrus, la présence d’une armée nombreuse et impitoyable, dont les guerriers avaient perdu la raison à cause de la maladie terrifiante qui les décimait inexorablement. Ils étaient donc fragiles, et faciles à fanatiser. Elle les avait vus à l’œuvre, elle avait contemplé ce qui restait de leurs victimes après l’attaque d’un village. Au plus profond d’elle-même rampait une angoisse sourde et insidieuse. Elle pensa tout d’abord qu’elle était due à cet ennemi invisible qui se préparait pour la curée. Puis elle se rendit compte qu’il y avait autre chose. Il lui semblait percevoir, parmi les ombres allongées dessinées par le soleil couchant, la silhouette incertaine d’un homme qui s’était longtemps fait passer pour leur ami. Elle revoyait nettement le visage avenant de Kaïankh-Hotep, son rire sonore, ses plaisanteries joyeuses, son enthousiasme communicatif. Elle se souvenait de son charme, auquel les femmes ne savaient pas résister. Elle-même devait avouer qu’il avait exercé sur elle une fascination étrange, contre laquelle elle avait dû se défendre. Pourtant, sous ces dehors séducteurs se dissimulaient l’hypocrisie la plus consommée, l’âme la plus noire qu’elle ait jamais croisée. Lorsque le masque était tombé, il avait révélé un être mégalomane, animé par la haine et l’ambition les plus folles.
Cette fois, elle était seule pour combattre ce fantôme issu d’un passé de cauchemar. Il n’y aurait pas de quartier. La lutte se terminerait par l’anéantissement de l’un ou de l’autre. Par un violent effort de volonté, elle chassa son angoisse. Elle ne laisserait pas détruire Per Bastet sans lutter de toutes ses forces. Elle serra les dents et respira profondément. Une énergie nouvelle gonflait ses veines. C’était comme si la colère de la déesse-lionne montait en elle. Jamais, elle vivante, la cité ne tomberait.
— Possède-t-on des réserves de bitume, de naphte et d’huile ? demanda-t-elle.
— Quelques jarres ! répondit Sethotep.
Elle désigna le port où sommeillaient plusieurs dizaines de felouques désœuvrées.
— L’oukher est le seul point vulnérable de Per Bastet. C’est ici qu’ils risquent de porter leur attaque. Je veux que l’on déverse sur ces bateaux des jarres de naphte et de bitume. Des archers se tiendront sur les remparts, avec des flèches enflammées.
— Ce sera fait, ô ma reine.
— Je vais retourner auprès de l’Horus. Que l’on m’avertisse dès qu’il se passe quelque chose.
Revenue près de Djoser, elle constata que la fièvre de ce dernier avait encore empiré. Elle fit préparer par une servante une décoction dont son père lui avait confié le secret afin d’abaisser la température du roi, puis s’allongea aux côtés de Rika sur une natte de fortune. Elle sombra dans un sommeil entrecoupé de cauchemars.
Soudain, une silhouette monstrueuse se dressa devant elle au milieu d’un cercle de flammes éblouissantes. Elle poussa un cri, puis reconnut Hourakthi qui hurlait :
— Ils attaquent, ô ma reine !